Gilbert de Clérences et autres
Le camping a toujours connu des personnages pittoresques :
le patron n’est pas regardant sur les identités et, même s’il devrait les vérifier,
il ne s’en inquiète en fait pas. La seule chose qui l’intéresse c’est que ses
clients paient d’avance. Et même si certains des personnages de passage lui
paraissent suspects, il ne s’en préoccupe pas. Pourvu qu’ils ne créent pas de
problèmes à l’intérieur du camping, il se moque de ce qu’ils peuvent faire à
l’extérieur. Son portail est une frontière prolongée par la haute grille qui sépare
le terrain du ruisseau nauséabond, de l’approche de l’autoroute et de la gare désaffectée.
Pour le reste, il a ses deux molosses, deux mastiffs fous furieux parce
qu’attachés la plupart du temps, aboyant avec rage dès qu’un étranger passe à
distance de leurs vingt mètres de chaîne (longueur suffisante pour leur
permettre de s’élancer sur l’intrus et de l’effrayer) mais obéissant à leur maître
au doigt et à l’œil. Généralement le seul fait que le patron arrive en les
tenant en laisse suffit à clamer les plus excités.
Généralement,
le patron oublie le nom et ce qu’il sait de ses locataires dès que ceux-ci ont
quitté son camping. Pourtant, pour des raisons mystérieuses, certains lui ont
laissé quelques traits en mémoire. Ainsi un certain Gilbert de Clérences, nom
prestigieux mais aristocrate fauché qui, l’an dernier, est resté chez lui un
mois : la cinquantaine, assez bel homme, prétendant avoir travaillé dans
la marine puis avoir vécu en Amérique du Sud, mais surtout un regard d’acier
bleui, une lame qui vous transperçait chaque fois que ses yeux se dirigeaient
vers vous, un homme dur dont tout geste indiquait l’intransigeance… Ou encore
une prétendue Marion Xingjian : personnage romantique à la peau du
ventre tatouée d'un chien jaune
avec l'inscription "forgetfulness", un front bas, regard en-dessous, méfiant, sourire d'une
femme sûre d'elle, de sa beauté, parvenue à ce point de son existence où ni
passé ni avenir ne comptent vraiment, ne parvenant pas à considérer que les événements
du monde présentent le moindre intérêt, séduite par la cathédrale de Maguelone
au point d’aller parfois y passer, seule, des nuits entières.