Les bois sont des lieux de crimes

Je pense que, malgré tout, mon père ne serait pas d’accord pour raser les forêts — ni peut-être même pour essayer de faire baisser le nombre de crimes d’ailleurs — il ne veut jamais admettre les idées qui ne viennent pas de lui. Il se buterait. Il aurait tort mais il se buterait. Si l’on faisait une étude sérieuse sur les crimes ici, en Lozère, je suis sûr que l’on pourrait établir des relations sérieuses, étroites, continues, entre la forêt et le meurtre. On ne le fera pas. Ce n’est pas possible, trop d’intérêts en jeu. Les marchands de bois protègent les rôdeurs. Je ne dis pas qu’ils le font exprès, je n’irai pas jusque là, mais le résultat est le même. Marchands de bois et rôdeurs sont des produits de la même forêt. On n’y peut rien, c’est comme ça. Depuis toujours. Enfin, presque… Depuis que quelqu’un a pensé vendre du bois. Les rôdeurs, eux, devaient exister avant. Mais bien sûr il n’y aura rien de tout ça dans le journal, une pensée pareille serait trop révolutionnaire. Lefol se contente d’énumérer les crimes. La seule question est de savoir jusqu’où il remontera. Il peut aller loin. Certainement. Il ira loin. Il tient un sujet idéal pour un journaliste. Avec son érudition d’historien, il va bien s’amuser. Il évoquera les guerres de religion, les bêtes plus ou moins fantastiques qui ont semé la terreur, la Bête du Gévaudan, l’Auberge Rouge… Ça ne fait aucun doute. Je le vois au bistro, frétillant sous sa fine moustache, évoquant ses recherches, émoustillant ses compagnons de pastis et de poker (Norpois par exemple, ou Ganançay) de détail sanglants ou cruels: l’éventration d’une jeune femme, l’immense flaque de sans dans laquelle baignait la vielle de la ferme des Pleus, le démembrement du Père Malgloire, la tête enterrée de la Boulène, etc. C’est sûr. Quoi qu’il en soit, il aurait là une habile introduction au nouvel épisode de son feuilleton. Il va l’intituler ainsi : Chapitre III, Où l’on voit qu’un merle peut-être un rapace… Il aime bien les jeux de mots.