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Écrits de Marc Hodges
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16 septembre 2007

Emily Dickinson

La jeune femme était assise sur un banc du square: robe d’herbe, front bas aux bosses modelées par une main rusée, cheveux de feu en bataille, visage ovale aux traits fins parsemés de taches de rousseur, nez petit, bouche pulpeuse comme une pêche mûre, immenses yeux couleur d’algues, elle semblait être née de l’automne du jardin. Wilfrid, qui l’avait remarqué dès son entrée dans l’espace public, s’approcha lentement d’elle. Elle lisait. S’approchant, il lut le titre imprimé en rouge sur une couverture blanche: «La disparition du Général Proust» avec un sous-titre «hyperfiction». Il ne connaissait ni cet ouvrage, ni la catégorie à laquelle faisait référence le sous-titre. Il estima que cette ignorance lui fournissait une bonne entrée en matière. Il s’approcha, sourit, lui sourit. Ses yeux d’eau restaient penchés sur sa lecture. Il s’approcha encore, s’assit à côté d’elle sur le banc. Elle se poussa légèrement. Il osa: Excusez-moi mais je vois que vous lisez La disparition du Général Proust. Elle leva les yeux. Emily n’était jamais à l’aise avec les hommes, encore moins avec les inconnus. La déception amoureuse qu’elle avait connue il y avait quelques années de ça était encore une blessure sensible qui pouvait à tout moment se remettre à saigner. Il insista: que pensez-vous de ce livre? Elle le regarda, elle regarda ses yeux une seconde, baissa la tête, murmura: pourquoi me demandez-vous ça. Il rit: parce que je vois que vous lisez ce livre… Vous le connaissez? Pas vraiment même si j’en ai entendu parler plusieurs fois. C’est mon ouvrage préféré. Elle leva à nouveau les yeux et il put vérifier leur pureté aquatique: vraiment ? Vraiment… J’ai même l’habitude d’en abandonner un volume sur les bancs publics pour que quelqu’un le trouve et le lise. Vous le voulez ? Elle lui tendit le volume. Wilfrid le prit: vraiment? Vous me le donnez? Oui, je vous le donne.Ils tenaient tous deux le livre comme si elle ne se résignait pas encore à l’abandonner et comme s’il n’acceptait pas encore de le prendre. C’est très gentil… Elle abandonna le volume, il le prit, ouvrit la première page. Vous voulez bien me le dédicacer? Je ne suis pas l’auteur. Peu importe, j’aimerais savoir qui me l’a offert. Elle hésita un court instant, souriant il la regardait. Elle rougit un peu: d’accord… avez-vous un stylo. J’ai. Il lui tendit le stylo bille qu’il portait toujours dans la poche de sa chemise. Elle le prit, écrivit un nom. Emily Dickinson, lut-il… c’est un pseudonyme? Non… mais… vous connaissez quelqu’un d’autre qui s’appelle Emily Dickinson? Il dit: two butterflies went out at noon / and waltzed above a stream… Je ne comprends pas l’anglais dit elle redevenant un peu méfiante. C’est le début d’un de ses poèmes, à peu près : deux papillons sortirent à midi et se mirent à valser au-dessus d’un ruisseau… Puis, un peu provocateur, il ajouta: c’est aussi le nom d’un petite caniche d'une de mes amies: Emily, vivant dans la ville de Dickinson aux USA. Ne vous moquez pas de moi… Je n’oserais pas. Mais vous ne parlez pas anglais et avez un nom britannique. Un souvenir de guerre… Elle ajouta : "la distorsion entre l'infini du monde et le fini de l'homme est un sérieux motif de désespoir".

Il éclata de rire.

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