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Écrits de Marc Hodges
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7 juillet 2006

Sauver sa peau

Ganançay retourna vers son hôtel. Sur le trottoir, le long de l'étalage des marchands ambulants de nouilles et de fruits, quelques lampes à acétylène, telles les étoiles d'une crèche, étincelaient dans la rue obscure. Au loin, il entendit comme une explosion, puis deux autres, plus faibles. Dans la rue suivante d'autres lampes brillaient, il ne savait combien. Sa tendresse pour ses semblables était devenue telle qu'à la toute petite fille au visage angélique qui vendait de fragiles colliers odorants de fleurs de jasmin il donna dix pesos. Puis il dut fuir devant la meute de petits mendiants rameutés par l'enfant émerveillée d'avoir, pour prix d'un unique collier, sans qu'on ne lui demande rien de plus, obtenu l'argent d'une dizaine. Des sirènes de voitures de police se mirent à hurler dans la nuit. Cela entacha un peu son plaisir nouveau.

Le cours des choses roulait sa pente vertigineuse avec un sans-gêne barbare. Il se savait prisonnier de Cauayan. Réellement, il n'en pouvait plus. Il sortit de sa chambre où il se sentait assez tranquille parce que, posée sur un étang, sur pilotis, elle était de construction légère, que les cloisons étaient de bambou, les toits de palme, les vitres en petits carrés d'écailles de nacre translucides. Le tumulte de la pompe se mêlait aux cris des chinois.

Partout résonne la voix de ceux qui prêchent la mort: devant toutes les portes, des soldats vaguement assoupis, assis ou allongés, tenant dans leurs bras, avec la tendresse que les femmes mettent à porter leurs enfants, d'énormes fusils-mitrailleurs huilés comme des corps d'athlètes, torses couverts de cartouchières entrelacées, grenades à la ceinture. La cour était encombrée de véhicules militaires tous terrains, arborant mitrailleuses ou mortiers, chargés de caisses de munitions. D'autres voitures encore, véhicules ordinaires de tourisme, montraient dans leurs coffres grand ouverts, des pleines caisses de grenades, ici et là il vit quelques engins qu'il prit pour des missiles... Le monde est plein de ceux à qui de mauvais anges doivent prêcher la mort, l'omniprésence de la guerre semblait naturelle. Il y avait beaucoup de misère cachée qui voudrait parler, beaucoup de soir, beaucoup de nuages, beaucoup d'air lourd. Depuis quelques jours, il avait compris tout cela. Plus de solutions toutes faites: toutes les passions finissent par devenir des vertus, tous les démons des anges et s'il était venu ici avec des théories, elles avaient mal résisté à l'épreuve de faits absurdes. «Tout ce qui est droit ment, murmura-t-il avec mépris. Toute vérité est courbée, le temps lui-même est un cercle: on ne retient que l'intolérable...»

Ce qui dès lors comptait pour lui n'était rien d'autre que sauver sa peau. Cela seul lui donnait du courage et ce courage était le meilleur des meurtriers: il tuait aussi la pitié. Machinalement, sous son tee-shirt, à la couleur rougeâtre de boue, il vérifia la présence de sa ceinture de voyage. Même si dans ses poches il ne gardait jamais plus de dix dollars, elle était bourrée de billets. Grâce à eux, grâce à ses précautions, il ne s'en était, jusque là, pas trop mal tiré.

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