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Écrits de Marc Hodges
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14 juin 2006

Ganançay est aux pieds de l'éternité

Ganançay jeta un coup d'œil à sa Rollex à vingt dollars: huit heures du matin mais le bungalow ne tremblait pas. Il avait dû dormir deux heures. C'était déjà ça. Au-dessus de lui, le ventilateur brassait l'air et s'il ne suffisait pas pour assécher la moiteur de l'atmosphère, au moins il chassait les mouches. Ganançay regarda à travers les claires-voies de bambou que bouchaient mal des moustiquaires métalliques. De l'autre côté du fossé où clapotait un mélange glauque d'eaux verdâtres borné de quelques ajoncs, une bande d'adolescents braillards aux tee-shirts impeccablement blancs venait de mettre en route une pompe à eau pour laver des jeepneys. Il pensa: «l'injustice gouverne l'univers» et aussitôt se jugea prétentieux, ridicule d'oser cela comme une vérité définitive alors qu'il avait appris que rien n'était définitif moins que la vérité. Lui, il ne comptait pas. Dans l'univers il n'était rien. Dans l'enchaînement absurde des faits son existence ne pesait pas plus que ces grains de poussière chassés par les jets d'eaux des adolescents chinois. Depuis une semaine, c'était la première nuit où il avait dormi un peu et dans la succession étrange des événements, c'était pour décrasser des véhicules minables faisant du transport bon marché qu'on le réveillait. Il se sentait au bord de l'épuisement nerveux, prêt à hurler. Il boucha ses oreilles de ses poings, serra ses yeux avec rage comme si sa volonté, seule, pouvait mettre fin au vacarme. Comme par miracle, le bruit cessa: les voix nasillardes des adolescents lui parurent presque harmonieuses. Dans la paillote des toits les cris d'oiseau d'un lézard ramenant le calme, il ne pensait déjà qu'à redescendre vers son lit comme un fleuve: il referma les yeux.


Les versants de la vallée étaient si abrupts que lorsqu'il ne pleuvait pas, le soleil n'émergeait pas avant midi et qu'il plongeait derrière les sommets de l'ouest dès le début de l'après-midi. Tout en gravissant la montagne entre Mayaoyao et Batang, Ganançay songeait aux nombreux voyages solitaires qu'il avait accomplis depuis sa jeunesse et combien de montagnes, de crêtes et de sommets il avait déjà franchis en vain. Il était arrivé aussi loin que l'homme pouvait aller. Il était arrivé au pied de l'éternité voulant mettre quelques temps entre sa vie et sa mort, il était parti un matin, seul, laissant là ses amis avec la certitude qu'il trouverait le soulagement sur cette île mystique, que sa guérison était au bout de la route dans ces villages perdus de paillotes en équilibre précaire sur des terrasses vertigineuses de plantations de riz. Il savait que là, chez les Ifugaos, au sein de ce peuple primitif encore en contact avec les génies intermédiaires, familier de toutes les forces secrètes de la nature, il trouverait ce sorcier, ce chaman dont on lui avait tant parlé, cet homme fruste, couvert de vermine, vivant d'une poignée de riz au milieu de quelques cochons noirs mais dont la réputation avait franchi les montagnes et les océans pour venir jusqu'à lui.

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