Huelgoat, mardi 14 mai, 14 heures (Trois jeunes tambours 008)
Il se distinguait par la gloutonnerie de son estomac ; il était capable de manger ou de boire sans s’arrêter.
Odyssée, chant XVIII
Wilfrid
d’Eurymédon se promenait, il en avait le droit et, en congés payés, le
devoir: il visitait la Bretagne parce que Morel, un de ses amis,
colonel de gendarmerie, presque cinq mille euros par mois — celui
qui, ayant depuis son enfance, beaucoup voyagé, connaissait
l’Aquitaine, la Bretagne, le Cotentin, la Côte d’Azur et même le Massif
Central — lui avait dit un jour que le Massif Armoricain était
spécifique. Wilfrid d’Eurymédon (c’est ainsi que Verdurin aimait à se
faire appeler) était donc présentement payé pour rechercher cette
spécificité parmi les éboulis imposants du chaos de Huelgoat.
La majesté et la rudesse du paysage l’inspiraient déjà et il déclamait des phrases dignes des Guides Verts:
…forêt
au relief tourmenté (180 à 210 mètres d’altitude), traversée par des
cours d’eau aux vallées profondes semées de gros blocs de granit et… de
grès (ajouta-t-il après avoir léché un rocher proche pour en vérifier
la nature). Beaux peuplements de hêtres, chênes, épicéas et pins
sylvestres…
Étonné de la richesse de son savoir et de l’étendue de son vocabulaire, il rêva un moment sur le mot sylvestre.
Les
danses graciles des sylves, les jeux fripons des sylvains, les blonds
cheveux de Sylvie, la jeune fleuriste que, tous les matins, il
regardait de la lucarne de sa mansarde sortant des bottes de
marguerites si favorables à son teint, le fuseau doré des jambes d’une
Sylvette autrefois connue et courtisée à Deauville, jeune-fille non
possédée malgré ses lunettes cerclées d’acier et son blazer de
yachtman, dernières dépenses somptuaires, derniers restes d’un maigre
héritage…
Et après être monté sur un des rochers les plus
proches, fixant les taillis comme dans un défi aux forces obscures des
bois, Wilfrid poursuivit:
…cet amoncellement au milieu de la verdure, de blocs granitiques, est fort pittoresque…