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Écrits de Marc Hodges
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11 mars 2006

Bréauté s'interroge

« O temps suspends ton vol ! et vous, heures propices,
Suspendez votre cours !
Laissez-nous savourer les rapides délices
Des plus beaux de nos jours ! »

Alphonse de Lamartine, Le lac.


Bréauté s’épilait le nez quand cette envie lui vint. Ce n’était pas surprenant: les envies les plus obsédantes lui advenaient dans ses moments les plus détendus lorsque, s’adonnant à des tâches subalternes, son esprit restant disponible au plus profond de lui-même laissait ses désirs les plus originaux accéder au jour, ceux que, dans d’autres circonstances, il ne lui était jamais possible de s’avouer, qui, dérisoires ou inquiétants, ne se présentaient que dans les rêves agitant chacune de ses nuits ou dans ces quelques moments de latence de ses pensées où, s’épilant le nez, se nettoyant les oreilles, assis sur le siège des toilettes ou attendant une rame de métro, il parvenait à tirer un rideau entre lui et le monde. Il n’y fit d’abord pas attention, ce n’était qu’une envie vague parmi d’autres. Mais, la nuit venue, il en rêva; le matin il ne pût s’empêcher d’y songer à nouveau comme les nuits suivantes… Il ne pouvait plus désormais l’ignorer: il désirait changer de millénaire.

Bien sûr il conservait un souvenir attendri de ses vingt et un ans deux mois et onze jours quand, le 31 décembre 1999, il avait officiellement basculé dans le troisième millénaire. Ce n’étaient pas les pharaoniques réjouissances publiques qui l’avaient enchanté, ni le débat historique sur les mille neuf cent quatre vingt dix neuf années écoulées qui auraient dû amener à choisir le 31 décembre 2000 comme date officielle, ni la panique entretenue — avec son cortège habituel de farces douteuses — du bug de l’an 2000. En fait, maintenant que son désir le forçait à s’analyser, il avait ce jour là éprouvé l’étrange sensation qu’il acquérait quelque chose de l’immortalité. Son temps, d’un coup, semblait avoir gagné en d’épaisseur comme si sa vie, commençant en 1978, avait pris plus de durée par le seul fait que le premier chiffre qui la désignait était passé du 1 au 2. Il imaginait ainsi, sur son curriculum vitae ou même, anticipant, sur sa pierre tombale, l’inscription 1978 - 2… comme marque de longévité. Les obsessions humaines sont étranges, mais l’homme ne peut vivre sans elles, aussi est-il vain de vouloir les contrecarrer. Maintenant qu’il avait près de quarante ans, cela lui était une évidence, et plutôt que de s’efforcer à l’enfouir pour, comme d’un membre amputé, en porter la souffrance, il décida d’affronter le problème intellectuel que représentait un autre changement de millénaire.

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