Un maître du piano (Palançy 06)
A la demande de Palancy, l'expérience se prolongea: tantôt Le Calvez interprétait, gants aux mains, un passage nouveau d'Erik Satie, tantôt Khol, les mains gantées à son tour, s'essayait à le reproduire. Peu à peu, il faisait d'incontestables progrès comme si ses doigts apprenaient des notes qu'il ne connaissait pas, ses mains des positions, ses phalanges des tensions et des frappes. Devant ce merveilleux résultat, plusieurs spectateurs sceptiques demandèrent à participer à l'expérience : tous, sans qu'aucun pourtant ne parvint à égaler Le Calvez, s'émerveillèrent des résultats obtenus. Quel que soit leur niveau pianistique, tous disaient avoir l'impression de jouer mieux après avoir enfilé les gants ; bien plus, ils affirmaient qu'après les avoir portés, leurs mains acquerraient un peu de la maîtrise que ces prothèses leur transmettaient. Tous disaient éprouver une sensation étrange comme si un maître invisible s'installant dans leur peau, leurs muscles et leurs nerfs les forçait, sans douleur, à tenter des doigtés qu'ils n'auraient jamais osé, à découvrir dans leurs mains plus d'agilité et de souplesse qu'ils n'auraient pu en soupçonner et leur en abandonnait une part. Certains prétendirent même qu'ils n'avaient, auparavant, jamais compris la musique à ce point et qu'ils se sentaient maintenant presque capables d'interprétations originales.
Dans la salle, l'excitation montait. Chacun demandait à éprouver par soi-même le pouvoir fascinant de ce matériau intelligent. Certains s'emparaient de la cagoule et, riant, s'essayaient à parler anglais, d'autres attendaient fiévreusement que les gants soient disponibles pour s'amuser à pianoter. Partout des groupes se formaient commentant leurs sensations, discourant des merveilles scientifiques, des avancées irréversibles du progrès et du génie du maître de maison. Il était près de minuit, l'on pensait la soirée finie.