Quand l'ordinateur écrit
Il interrompt encore mais, cette fois,
prend davantage le temps de lire… Il aime bien la confusion dans
l'énoncé des thèmes: externe, interne; confusion grotesque de
l'univers carnavalesque, désarroi d'une introspection qui ne parvient
pas à se définir; silence, bruit ; arrêt, mouvement… Comme à travers
un prisme il reconnaît son style, les mots qu'il a choisis avec
attention, quelques uns des concepts qu'il a prédéfinis. C'est bien sa
«voix» mais un peu déformée, comme enrouée. Il manque un fil à cette
confusion. Il change quelques paramètres, introduit, dans la
thématique, un entrecroisement impair des thèmes, enrichit les
dictionnaires, modifie quelques règles syntaxiques… Dans l'au-delà
abstrait des mots où il se situe, le plaisir d'écrire devient plaisir
de penser, d'imaginer les écrits possibles, les configurations de
récits et de lieux, la variabilité des circonstances et des
personnages. Il aime l'idée que chacun des récits programmés pour son
ordinateur est un récit unique qui, à moins d'être imprimé une fois
pour toutes, ne pourra plus jamais être lu par quiconque. Il reste seul
face à ses mots, n'écrit pas mais rêve ses écrits du monde et faute de
pouvoir rêver le monde, c'est l'ordinateur qui l'écrit. Un mot
quelconque, comme «grâce», n'est pas une qualité particulière, mais un
infini de possibles s'étendant dans toutes les directions du sens, ne
pas le matérialiser dans une signification fixe lui est une profonde
jouissance, un plaisir complet qui le coupe pour un temps du monde le
laissant face à face au seul monde des mots.
La nuit est tombée,
son verre d'alcool est fini, il croise les mains derrière la nuque,
aspire par le nez une grosse prise d'air, place sur sa chaîne la
symphonie n°5 de Mahler et, sur les premières notes de la Trauermarsch,
relance son ordinateur, décidé, maintenant, quoi qu'il s'écrive,
d'attendre la réalisation complète d'un récit…