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Écrits de Marc Hodges
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22 septembre 2005

Le Weisshorn

Charlus ne connaissait pourtant personne à Berlin où il n’était arrivé que la veille après une journée entière de voyage: descente en ski du Weisshorn à Saint-Luc — laissant sa trace éphémère dans la neige poudreuse —, bus postal de Saint-Luc à Sion, Sion-Genève par train, Genève-Paris par Swissair puis, pour finir, Paris-Berlin par Air France. Il n’avait pas vraiment eu le choix étant obligé, après son séjour en Suisse, de repasser par Paris pour prendre les documents dont il avait besoin pour la conférence qu’il devait faire ici. Accoudé aux rebords blancs de la terrasse extérieure du Reichstag, regardant couler à ses pieds les eaux boueuses de la Spree, il contemplait le soleil s’élevant lentement sur la ville pensant — presque avec nostalgie — aux quatre jours passés dans l’isolement enneigé de l’hôtel du Weisshorn où, de sa chambre orientée plein Ouest, il pouvait, chaque soir, contempler le coucher du soleil sur les 3149 mètres des Becs-de-Bosson ou les 2853 mètres des Rocs d’Orzival dont les immensités immaculées n’étaient cadencées que par les entrelacs des pistes rythmant les forêts ou par les traces des skieurs laissées, les jours précédents, sur la blancheur vierge de la neige. Il se disait qu’il n’aurait jamais dû quitter ce lieu et, dans sa recherche de solitude contemplative, ne pouvait imaginer nul autre décor au monde qui lui conviendrait aussi bien. Bien sûr il n’avait pas été vraiment seul et, même si l’hôtel, accroché à 2300 mètres aux flancs de la montagne, n’était accessible qu’à pied — ou à skis — il y avait quand même quelques autres clients. Mais la qualité des relations était telle que chacun se sentait pleinement seul au milieu des autres; non comme dans la foule d’une ville où la solitude est une souffrance qui déstructure l’esprit, l’agite et l’inquiète, tant elle révèle l’indifférence générale et l’ignorance affectée de l’autre, mais dans un respect mutuel des volontés particulières de solitudes. René se disait que les monastères devaient être de cet ordre où la richesse intérieure de chacune des solitudes individuelles contribuait à leur qualité singulière. Vivre seul dans une communauté se vouant à la solitude et dont, d’une certaine façon, une part de l’intensité, est mise en commun et partagée sans que nul n’empiète sur l’isolement délibéré des autres… Il en était ainsi au Weisshorn où la paix du lieu tissait comme une toile d’araignée de complicités muettes, un cocon soyeux dans lequel l’esprit, en total repos, se sentait protégé et, comme libéré par cette protection, se savait capable d’être, de s’inventer, de s’abstraire des stress de la vie quotidienne pour s’épanouir dans l’intégrité créative de son seul fonctionnement. Ici, être était penser et penser être. Et la richesse des infinis bonheurs de pleine solitude qu’il éprouvait en se promenant à ski dans les combes neigeuses aux ombres bleuies par la violence du soleil se prolongeait sans peine, s’épanouissait comme le souvenir d’un parfum, dans le partage respectueux et calme des soirées où chacun était soi-même à la fois totalement seul et complice des enchantements devinés de chacun des autres. René s’était ainsi félicité de n’avoir pas emporté son ordinateur portable, non parce que l’électricité auto-produite, était, sur ces sommets, trop aléatoire pour sa machine, mais parce qu’il avait choisi de se couper délibérément du monde et de tout ce qui pouvait l’y rattacher. Aussi, parce que le couple d’hôteliers faisait preuve d’un tact parfait — à la fois totalement attentif et totalement discret —, il avait, pendant cinq jours et cinq nuits vécu au milieu des autres dans la plénitude d’une distance parfaite de sollicitude. Dans son existence, de tels moments, étaient suffisamment rares pour qu’il en garde une vraie nostalgie. Il se souvenait par exemple, avec un certain attendrissement, de la soirée où quatre jeunes gens, avaient, sans que personne ne le leur demande et sans ne rien exiger en retour, effectué un étonnant numéro de batterie avec les instruments disposés sur la table de leur repas: chaises, fourchettes, couteaux, verres plus ou moins remplis d’eau, assiettes plates ou creuses, bouteilles, broc à eau, soudain transformés en autant d’instruments de percussion pour un éblouissant instant de pur agrément musical. Aucun exhibitionnisme là-dedans mais un vrai plaisir de jouer dont ils avaient su, sans pour autant les prendre en otages, communiquer, pour un temps, la joie aux quelques personnes présentes. Puis, parce qu’il ne s’agissait au fond que de manifester l’évidence partagée du bien-être, chacun était revenu à son occupation un peu plus riche de bonheur et d’épanouissement tranquille. C’est ainsi que Charlus appréciait toutes les formes de la communauté humaine: un simple sentiment d’appartenance, le partage discret de complicités qui savaient rester implicites.

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