Un moment dans la vie d'Argencourt
Ce que dit la phrase suivante est vrai.
Ce que dit la phrase précédente est faux.
Petit paradoxe logique
Après
une demi-heure de course à pied dans les allées givrées du parc, une
douche, il a sorti sa voiture aux environs de neuf heures trente.
France-musique diffusait un extrait d'Ulysse, opéra intertextuel de
Luigi della Piccola dont l'écriture totalement symétrique s'apparente à
celle, sérielle, de Schönberg. La journée promettait d'être belle. Le
brouillard enfermait le château et les rues de la ville dans une étale
luminescence.
Durant la demi-heure suivante, son intuition de l'aménité du jour s'était lentement confirmée. On devinait que, vers la mi-journée, le soleil finirait par venir à bout d'un brouillard très légèrement éclairci et, malgré quelques ralentissements anodins aux approches de l'aéroport, la circulation était restée fluide.
Le
premier encombrement sérieux ne s'est présenté qu'aux portes de la
ville. Les panneaux autoroutiers à diodes annonçaient : « Paris-ouest
circulation fluide, Paris-est ralentissement sur quatre kilomètres ».
Comme pour se durcir devant l'épreuve, effleurant de l'index droit le
bouton de commande électrique, il a très légèrement redressé le dossier
de son siège puis, faisant fond sur l'esprit moutonnier de ses
contemporains, a décidé d'emprunter la branche « Paris-est » dans
laquelle il s'est engagé au moment même où de très légers grésillements
sur les aigus de sa chaîne stéréo l'avertissaient qu'il devait, pour
conserver, sur la même émission, une excellente qualité d'écoute,
passer du programme 3 au programme 4 de son ordinateur de bord. Bien
qu'à vive allure -aux alentours de 100 kilomètres-heure- les files de
véhicules roulaient côte à côte. A l'intérieur de ces files
elles-mêmes, l'espace entre les véhicules ne devait guère excéder vingt
mètres. Dans le confort étudié de sa voiture il se sentait en sécurité
confiant dans la puissante décélération de son moteur V6 à injection
et, en cas de danger imprévu, dans la fiabilité du freinage ABS
électronique. De plus, n'ayant, comme premier rendez-vous, qu'un
déjeuner, il n'était pas vraiment pressé. Une petite voiture nerveuse,
zigzaguant entre les files, s'acharnait à se faufiler. Sachant qu'il
lui suffirait de quelques centaines de mètres dégagés pour la rattraper
et la doubler, il esquissa un sourire en la laissant passer mais il ne
put s'empêcher de lancer, à la jeune automobiliste qu'il jugeait un peu
folle et dont le visage, à peine entrevu, lui avait semblé agréable, un
regard désapprobateur. Il se sentait détendu, plus attentif à
l'interprétation par David Lively des "variations pour piano" d'Harold
Copland qu'à l'espèce d'agitation fébrile que trahissaient les appels
de phare d'un automobiliste désireux d'occuper la centaine de mètres
laissée entre sa voiture et celle qui le précédait.